Bourdi à la ferme : présentation
Etape d'un processus de création collective
Il
était une fois six personnes habitées par la passion du théâtre.
Six
personnes dont les chemins se sont croisés sur les planches lyonnaises.
Six
personnes qui se sont choisies et ont décidé de mêler leur destin pour
concrétiser une envie.
Six
personnes réunies une semaine d’août, en huis clos, dans un gîte creusois.
Six
personnes qui, d’une seule voix, vont tenter en amateur d’enfanter une création
théâtrale.
.
« Je voudrais
traquer la réalité jusqu’à ce qu’elle devienne imaginaire, reprendre
l’imaginaire et me servir de la réalité, faire de la réalité, revenir à
l’imaginaire. »
Murs-murs, Real. Agnès Varda, 1980
Tout commence un jour d’automne, lors d’un footing et d’une discussion entre deux amis. L’un
d'eux évoque l’envie de créer. Créer une pièce de théâtre ou autre chose… Quoi
? Il ne le sait pas encore exactement. L’essentiel serait de créer sur une
dynamique où chaque participant serait auteur à part entière. C’est ainsi
qu’ils partirent deux du parc de la Tête d’Or et par un prompt renfort se
virent à six en arrivant à la ferme de Drouillas.
Nous sommes à présent en été et il y a Bourdi dans la
Creuse. Pourquoi Bourdi ? Simplement parce que tous ayant des vies assez
chargées, et le théâtre n’étant pas leur activité principale, ils se sont créé
un huitième jour qui leur est réservé : le Bourdi. Finalement Bourdi, ça peut
être n’importe quand. Et pour la première fois, il va y avoir Bourdi pendant
sept jours consécutifs. Le Bourdi n’est plus un jour, mais une semaine.
Depuis dix mois ils improvisent.
De ces élans créatifs ont émergés six personnages en construction et un
outil : l’absurde. Réunis dans cette bergerie devenue pour l’occasion lieu
de création, il s’agit surtout de poser les fondations pour pouvoir entamer les
gros travaux. Mais c’est un long chemin à débroussailler, semé d’embûches où il
faut suer, peiner et douter. Stimuler le corps et le collectif par la danse.
Affûter le maquillage pour enrichir l’expression et improviser pour mieux
ressentir les personnages. Jouer pour générer des rencontres et nourrir
l’imaginaire. Expérimenter l’écriture à deux, à trois puis à six. Retourner sur
scène, tester, vaciller, puis reprendre la plume.
Franck, Fabien, Patricia, Sophie,
Jérémy et Maud sont six individualités imposantes. Chacun porte en lui ses
idées et ses envies, faisant de la création une continuelle découverte, un
perpétuel échange, un dialogue incessant. Pour nos protagonistes il n’y pas de
limite à la création collective, elle demande juste un peu plus de patience et
surtout une grande confiance dans le groupe. Dépassant leurs incertitudes, nos
héros fatigués mais néanmoins heureux, finissent par coucher sur le papier un récit
avec un début, un milieu et une fin. Cerise sur le gâteau, ils entament même la
rédaction de la continuité dialoguée. À présent, ils sont acteurs d’une
histoire qui leur appartient.
Le Bourdi
à la ferme est
l’instantané d’une étape courte mais charnière d’un processus de création
collective avec un passé et un futur. À tâtons, ils ont cherché, ici et
ensemble dans un parfait huis clos, la voie qui leur va leur permettre de
passer de l’éphémère qui est le leur depuis le début, à quelque chose de plus
stable et de plus concret. Ainsi, de retour au lundi/Bourdi Lyonnais, il faudra
trouver une nouvelle énergie et continuer ardemment le travail d’écriture avant
d’amorcer les prochaines étapes de ce long processus : l’interprétation et
la mise en scène qui les mèneront peut être jusqu’à une représentation et une
confrontation avec le public.
« Dans un documentaire,
il y a toujours distorsion :
d’une certaine manière,
le film documentaire reste une fiction du réel... »
Frederik Wiseman
Immersion par la
distance
Jouer c’est se mettre à nu. Jouer c’est faire
confiance. Parce que j’ai eu l’occasion d’improviser avec chacun d’entre eux,
parce que je me suis moi aussi mise à nu et parce que nous nous sommes choisis,
les membres du Bourdi m’ont ouvert leur porte et leur intimité. Ils m’ont
offert cet accès privilégié, qu’ils n’auraient autorisé à personne d’autre,
tant la pratique de l’improvisation libre et la construction de personnages nécessitent
un parfait abandon. Un lâcher prise qui mène à la rencontre de soi et de
l'autre. Une rencontre dont je suis moi-même partie en quête. Cependant la confiance, même donnée, est quelque chose de fragile
qui doit se cultiver. C’est pourquoi j’ai choisi dés le début des prises de
vues de m’immerger par distanciation en restant discrète autant physiquement et
qu’intellectuellement. J’ai eu l’exigence de ne rien imposer, même pour des
raisons techniques. J’ai eu la volonté de m’interdire toute intervention
personnelle pouvant interférer sur la progression naturelle de leur démarche.
Je me suis adaptée à leur rythme, leur lieu et leurs hésitations, me mettant
complètement au service de ce qui se jouait devant moi. C’est ainsi que nous
nous sommes rencontrés. C’est ainsi qu’ils ont pu rester eux-mêmes, sans se
soucier de l’image qu’ils me donnaient, celle-ci même qui resterait inscrite
sur la bande, et que j’utiliserai avec la déformation de ma vision et de ma
sensibilité. Cette image qui au bout du compte leur échapperait. C’est ainsi
que je me suis fait oublier pour mieux recueillir leurs impressions et saisir
leur expérience unique. C’est ainsi qu’ils se sont livrés à moi en toute
honnêteté, même lors des moments où le processus se grippait. Étapes pénibles
qui les ont amenés à leurs propres limites : peut-on être à la fois juge
et partie, comment vivre son personnage et le mettre en scène, finalement
est-ce possible d’être à l’intérieur et à l’extérieur, rester soi-même tout en
étant à l’écoute ?
Art et Ruralité
La découverte du lieu a été un
choc. Le chaos règne dans la bergerie qui, avec une large ouverture sur
l’extérieur, impose un mélange des lumières tout en laissant filtrer l’activité
de la ferme. De même, pendant que s’opère sur scène la magie du théâtre, se
joue dans le ciel des questions vitales. En effet, l’espace occupé abrite
également une trentaine de nids d’hirondelles remplis d’oisillons affamés
qu’une mère concernée tente toute la sainte journée de rassasier. Les lois de
la nature sont effectivement indiscutables et cruelles, et il est parfois
difficile de prendre son premier envol ou tout simplement de rester dans le
nid. C’est ainsi qu’en pleine allégresse théâtrale, les membres du Bourdi ont
été confrontés à la mort prématurée de plusieurs petits, venus s’effondrer sur
cette scène, lieu hautement symbolique du faux-semblant. A posteriori, cet
univers imposé qui m’a semblé de premier abord être une grande faiblesse,
s’avère être un formidable atout. En effet, ce lieu atypique, avec ses pierres
apparentes et la vie qu’il contient, apporte un réel cachet esthétique ainsi
qu’un mélange incongru peu commun d’art et de ruralité. Cette perception
tranche nettement avec l’image sombre d’un lieu clos associée aux salles de
spectacles, et apporte une agréable fraîcheur. La particularité de cette
atmosphère, je souhaite pleinement l’exploiter pour nourrir l’originalité de
mon projet. Plus qu’un lieu, la Ferme de Drouillas est le décor un peu magique
dans lequel, pour un instant, mes
personnages évoluent, jouent, vivent et créent.
Un film choral
Je me suis entretenue avec chacun
d’entre eux, en face à face et à l’abri des regards d’autrui. La base de
l’interview a été la même pour chacun, avec parfois quelques variantes
concernant des questions plus personnelles ou relatives à l’évolution de la
semaine. Cet échange confidentiel, je l’envisage comme l’essence même de la
narration. Chacun ayant une personnalité forte et attachante, j’ai refusé
délibérément de mettre en avant un personnage plutôt qu’un autre. De plus, un
choix unique serait en totale opposition avec la particularité de leur démarche
et donc avec le sujet. Ils sont maîtres d’une création où chacun évolue et
s’exprime de manière égale. De ce fait, je souhaite faire un film choral où ils
seraient ensemble le narrateur de leur propre histoire. De plus, je préfère la
simplicité de leurs voix à la dramatisation excessive d’une narration
extérieure. Ainsi, l’entrelacement de leurs paroles, en voix over ou non,
guiderait par lui seul le spectateur du début jusqu’à la fin du récit. C’est
ainsi que les membres du Bourdi et le public se rencontreraient. C’est ainsi
aussi que l’on pénétrerait aux limites du réel, au cœur d’un univers aux
frontières un peu floues.
Aux frontières des œuvres
Le Bourdi à la
ferme contient deux univers. Un premier
imaginaire et absurde, et un second qui s’apparente à la réalité. Dans ce
dernier évoluent six individus qui tentent de relever, maladroitement mais avec
beaucoup d'élan et de sincérité, un défi humain et artistique ambitieux. Dans
l’autre, ces six compagnons d’aventure revêtent les personnalités d’êtres fictionnels.
Ceux-ci même qui, réunis malgré eux dans un même lieu, doivent composer et
faire face à l'incohérence d’un monde régi abusivement par l’administratif et
le commercial. Le film documentaire scrute à la fois les protagonistes du réel
jouant leur propre rôle et inversement les acteurs puisant dans leur vécu
personnel pour faire exister leurs personnages imaginaires. Il s’alimente à la
fois du concret de leur expérience d’hommes et de femmes ainsi que du
divertissement généré par leur performance de comédiens. J’ai effectivement
l’ambition d’aller bien au-delà du reportage ou de la simple revue de création
qui relaterait une progression avec ses joies et ses embûches. Je souhaite
faire de la matière première de l’œuvre dont je suis le témoin – de sa
naissance à sa représentation – une création parallèle qui me serait plus
personnelle. Une finalité dans laquelle les arts et les êtres se confondraient,
et qui transcendée par mon regard extérieur d’auteur, nous amènerait à
l’écriture d’un documentaire de création. Un film où je laisserai ses propres
acteurs conter une histoire qui n’est pas seulement la leur mais aussi celle
que j’ai vue et ressentie. Le récit d’une rencontre avec un premier public, moi
et la caméra. Le récit de la concrétisation d’un projet. Le récit d’une
aventure artistique certes, mais essentiellement humaine.